Au Théâtre 14, Françoise Gillard de la Comédie Française interprète L’événement d’Annie Ernaux, récit autobiographique publié en 2000 sur son avortement clandestin dans les années soixante.
Sur un plateau nu, avec pour seule présence, le livre d’Annie Ernaux posé sur le sol, la comédienne à la silhouette de jeune fille est assise sur une chaise de classe retournée dont le dossier est devant elle. Les mains posées sagement sur les genoux, en robe grise et ballerines noires, elle se fait la voix du roman et de l’écrivain, prix Nobel 2022. Une voix posée, sans effet, qui incarne fidèlement le texte dans ce qu’il a de plus matériel, de plus réaliste. Une voix pour servir au plus près et au plus juste le projet de l’écrivain : “Au début de 1999, je me suis donc résolue à refaire, pas à pas, cette traversée de jours dont je me demande encore aujourd’hui comment j’ai réussi à les vivre. Je me suis tenue au plus près de la réalité, telle qu’elle a été éprouvée à ce moment précis, dans mon corps et ma pensée, en m’en tenant au point de vue de la fille de 23 ans que j’étais alors – dont un agenda et un journal me fournissaient en quelque sorte la preuve”.
Une interprétation minimaliste pour des mots bruts
Françoise Gillard nous fait entendre le texte, rien que le texte. Des mots bruts pour dire l’inimaginable. Des mots pour décrire une accumulation d’images successives qui racontent la vie d’une étudiante en lettres issue d’une famille modeste d’épiciers normands, qui vit à Rouen à la cité universitaire. Jours après jours, elle décrit factuellement ce qui n’arrive pas : ses règles, ou ce qui arrive : “je suis enceine. C’est l’horreur”. Une écriture dépouillée qu’on retrouve dans l’interprétation de la comédienne. Immobile, son corps ne s’anime que par un geste élégant d’écriture de la main droite pour signifier les mots écrits dans l’agenda de l’étudiante. “Ça”, comme elle le définit, devient son obsession qui envahit toute sa vie. On comprend alors l’immense solitude dans laquelle se retrouve l’étudiante. Pas d’amis à qui se confier, impossible d’en parler à sa famille, pas d’information sur l’avortement, ni dans les livres, ni dans des revues médicales. Et les médecins, n’en parlons pas : “Les filles comme moi gâchaient la journée des médecins. Sans argent et sans relation - sinon elles ne seraient pas venues échouer, à l’aveuglette chez eux”. Un tabou immense qui donne aussi une portée politique au texte d’Annie Ernaux.
Au-delà de l’intime
Si le récit est avant tout autobiographique, il n’en demeure pas moins politique. Tout en poursuivant une précision presque clinique dans l'exploration de ses souvenirs et de ses émotions, Annie Ernaux maintient une distance analytique qui dépasse l’intime.
“Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement - la clandestinité - relève d’une histoire révolue ne semble pas un motif valable pour la laisser enfouie - même si le paradoxe d’une loi juste est presque toujours d’obliger les anciennes victimes à se taire au nom que “c’est fini tout ça”.”
Épuré des passages qui éloignent le texte du sujet central, Françoise Gillard et Denis Podalydès qui a collaboré à l’adaptation, font entendre la nécessité pour l’auteure - 25 ans après la loi Veil - de partager cette expérience en mots. Une “expérience pure de vie et de mort” qui paradoxalement est aussi vécue par Annie Ernaux comme une naissance. "Je sais aujourd’hui qu’il me fallait cette épreuve et ce sacrifice pour désirer avoir des enfants. Pour accepter cette violence de la reproduction dans mon corps et devenir à mon tour lieu de passage des générations”.
Une épreuve fondatrice qui dépasse l’avortement au sens clinique du terme. Un événement qui détermina sa vie de femme.
Texte : Annie Ernaux
Conception et interprétation : Françoise Gillard
Collaboration artistique : Denis Podalydès
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